Les succès rencontrés par Temu s’inscrivent dans une politique plus générale du gouvernement chinois pour stimuler les exportations. L’e-commerçant a ainsi pu profiter à de multiples infrastructures développées par l’État chinois.
Alors que les tensions commerciales se multiplient entre la Chine, les États-Unis et l’Union européenne, le pavillon chinois va-t-il devenir un handicap pour la plateforme ? ou l’agilité de Temu l’aidera-t-elle à passer ce moment ?
Si le modèle économique de Temu explique pour une grande part les raisons de son succès et sa capacité à proposer des prix bas, s’interroger sur les liens entre la stratégie de cette entreprise et celle de l’État chinois mérite d’être aussi posée.
La croissance de Temu s’inscrit dans le contexte plus général du développement économique de la Chine. Depuis son entrée dans l’OMC en 2001, son modèle de croissance repose quasi exclusivement sur l’exportation. Dans cette perspective, la Chine a bâti une stratégie de long terme qui s’appuie sur des choix industriels et sur le développement d’infrastructures de commerce au niveau mondial dont Temu bénificie.
Les routes numériques de la soie
L’initiative des « routes de la soie » (Belt & Road Initiative, BRI, lancée en 2013), et son pendant numérique sont des piliers fondamentaux de cette vision de long terme dans laquelle s’inscrit le développement des plateformes d’e-commerce chinoises. Le développement des infrastructures portuaires et logistiques constituent à cet égard des infrastructures précieuses dans cette stratégie.
Ces investissements portuaires sont un élément clé dans la stratégie de long terme de développement des plateformes chinoises d’e-commerce. En effet, si dans sa phase de conquête, la logistique de Temu a massivement utilisé le fret aérien, Temu a annoncé des accords avec plusieurs transporteurs maritimes pour mettre en place des lignes maritimes de fret express entre la Chine et les États-Unis et d’autres régions du monde. Le coût de ces expéditions au départ de la Chine s’en voit réduit et l’empreinte carbone de sa logistique, critique majeure dont Temu et d’autres acteurs du e-commerce chinois sont l’objet, est déjà abaissée.
Les quatre dragons du e-commerce
Les fabricants chinois utilisent historiquement les places de marché nord-américaines comme eBay, Amazon et Walmart pour écouler leurs produits et apprendre à connaître les habitudes de consommation occidentales. Ils sont toujours présents sur ces places de marchés où ils représentent souvent une part très importante des vendeurs. Ils comptent pour 50 % des vendeurs sur Amazon en 2024. Cependant, la Chine s’appuie désormais sur les acteurs du e-commerce pour permettre aux entreprises chinoises, et plus particulièrement les PME, d’exporter plus facilement. C’est l’origine même d’Alibaba.
Dans la période post-Covid, les dirigeants chinois ont fait le choix d’accélérer le développement international de leurs plateformes. L’offensive est globale et ne se résume pas à Temu.
Shein, TikTok Shop, Alibaba et Temu constituent « quatre dragons » qui contribuent à développer les exportations chinoises sur les marchés internationaux dans une période où l’activité peine à redémarrer en Chine du fait d’une situation de quasi-déflation. Dans ce contexte, les exportations deviennent d’autant plus importantes économiquement et bénéficient de la baisse des prix en Chine.
Un rôle normalisateur central
L’articulation entre les choix politiques économiques du gouvernement chinois et les initiatives privées caractérisent l’organisation du modèle chinois. Cette articulation spécifique au modèle chinois est bien décrite dans un récent ouvrage sur les relations entre les plateformes d’e-commerce et le gouvernement chinois.
Cette analyse montre le rôle central et stratégique des plateformes chinoises dans le développement économique de la Chine et le rôle particulier de celles-ci dans le développement de normes et de pratiques commerciales, en lieu et place de l’État chinois du fait de sa relative faiblesse en la matière.
Dans ce contexte d’expansion commerciale de la Chine s’appuyant sur des plateformes d’e-commerce, Temu a donc peu de chance de disparaître rapidement, même si son modèle est amené à évoluer pour s’adapter aux contraintes locales et aux vives réactions de certains États comme le Vietnam où Temu est temporairement bloqué, ou l’Indonésie où Temu est également freiné par une loi empêchant son développement.
Réactions internationales
En Europe, Temu a été désigné par la Commission européenne, en mai 2024, VLOP (Very Large Online Platform) en vertu du DSA (Digital Services Act). Fin octobre, la Commission a formellement ouvert une enquête afin de vérifier si Temu enfreint ou non le DSA. Le Beuc, le réseau européen des associations de consommateurs, a également déposé plainte contre Temu sur le fondement du DSA. Au niveau local, la Hongrie, la Pologne et la France ont lancé des investigations contre Temu sur la base de la protection des consommateurs.
L’ensemble de ses investigations portent sur la sécurité et la conformité des produits, mais aussi sur les techniques de vente de Temu. La stratégie des prix bas trouve ici sa limite, et Temu s’emploie déjà à sélectionner des fournisseurs offrant des produits de meilleure qualité.
Pression sur la qualité des produits
L’entrée en vigueur, le 13 décembre dernier, du nouveau règlement européen relatif à la sécurité générale des produits (UE 2023/988) risque à terme d’accroître la pression sur la qualité des produits et sur les garanties offertes aux consommateurs. Dès lors, les coûts de production et les coûts de conformité en Europe pour Temu ne peuvent qu’augmenter, l’obligeant certainement à revoir en partie sa stratégie de prix.
L’arrivée au pouvoir de Donald Trump et la signature de l’Executive Order sur les droits de douane sur les produits chinois est une menace sérieuse pour Temu et pour les plateformes chinoises avec la suppression de l’exemption de droits de douane sur les produits de moins de 800$ (section 321 « De Minimis »). Le seuil d’exemption, relevé en 2016 de 200$ à 800$ par l’administration Obama, disparaît donc. Cependant, l’administration Trump, suspend déjà la mise en œuvre le temps que l’administration douanière puisse mettre en œuvre des contrôles effectifs.
Début février, la Commission européenne annonce également vouloir la fin de l’exemption de droits de douane pour les colis d’une valeur inférieure à 150€.
Temu au cœur des tensions internationales
Face à ces réactions, le modèle logistique de Temu évolue rapidement, démontrant l’agilité certaine de la plateforme. Ainsi, une part croissante des produits sont expédiées dans des entrepôts locaux tant en Europe qu’aux États-Unis. Temu opère des entrepôts en Allemagne, en France, en Espagne, aux Pays-Bas, en Italie, en Autriche, en Suède et au Danemark. Temu ouvre également sa plateforme aux marchands européens. Par ailleurs, il accompagne ses marchands pour obtenir les certifications de qualité et de sûreté de leurs produits en Europe.
Ces adaptations seront-elles suffisantes pour échapper à des mesures plus fortes des États-Unis et de l’Union européenne, comme les véhicules électriques fabriqués en Chine le subissent déjà ?
Henri Isaac, Maître de conférences en sciences de gestion, Université Paris Dauphine – PSL
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.